Les Elus Coens après Martinès de Pasqually (4/4)
La correspondance du marquis de Chefdebien nous intéresse à deux titres. Premièrement parce qu’elle révèle une existence encore reconnue des Elus Coens en 1806 et deuxièmement, pour la qualification qui est attribuée à Bacon de la Chevalerie de Substitut Universel du Rit Cohen, qui lui n’est pas qualifié d’Ordre.
En effet, du fait de son placement sous la « tutelle » des Philalèthes et de Savalette de Langes, l’Ordre s’est vu comme rattaché au Grand Orient. Ainsi est-il vu comme un Rit et non comme un Ordre par les quelques Hauts Dignitaires ayant connaissance de son existence. De même Bacon de la Chevalerie est-il reconnu sous cette dignité dans le tableau général des frères affiliés ou initiés au Rit Primitif et que nous reproduisons :
N° 49 : Bacon de la Chevalerie, ancien officier-général, né et domicilié à Paris. Décoré de tous les grades de divers Rits, notamment, Grand-Inspecteur du 32° degré du Rit Ecossais, dit ancien et accepté ; Rose-Croix X , Substitut Universel du Grand-Maître des E. C, depuis 3766 ; Grand-Officier d'Honneur honoraire au Grand-Orient de France ; Assoc. III. 10-11 mai 1806. 2e, 3e, 4e. Député des Hauts Ateliers de la Souveraine Grande Loge des P. auprès des Hauts Ateliers du Grand-Orient de France, et représentant du Rit Primitif, ayant séance au Grand Directoire des Rites.
Ce titre de Substitut, réellement conféré par Martinès en 1766, lui fut contesté après 1772 par les derniers membres du Tribunal Souverain de l’Ordre. En effet, dans une lettre à Willermoz en date du 12 octobre 1773, Martinès qualifie expressément le T.P.M. Desère du titre de Substitut de l’Ordre :
« Dans la chose les éloges que le T.P.M. Desère substitut universel D.L. m’a fait de votre exactitude à remplir scrupuleusement tous vos devoirs dans la chose et envers ceux qui vous suivent me met dans le cas de ne vous laisser rien plus désirer pour vous mettre en même d'aller tout seul au but que vous désirez de la Chose que vous avez embrassé (…). En conséquence, je me dispose à faire passer au T.P.M. Du Roy d’Hauterive, nouvellement ordonné par correspondance R+, quelques instructions pour qu’il vous les fasse passer avec le consentement du T.P.M. Desère substitut. »
On pourrait donc en déduire logiquement, comme le firent nombre de Coens, que Bacon fut destitué de sa charge par Martinès en 1772, peu avant son départ pour Saint Domingue. Cette possibilité, qui devint certainement une rumeur dans l’Ordre, fut vivement contestée par Bacon de la Chevalerie qui s’en expliqua à Willermoz dans un courrier du 24 septembre 1775 déclarant :
« Je n'ai fait aucun usage de l'autorité qui m'a été confiée, que je conserve parce que nulle créature humaine peut me la ravir ; que des hommes aveugles et livrés à un instant d'inconséquences ont crû trop légèrement que j'avais perdue. »[1]
Dans son affirmation relative à l’impossibilité humaine de lui ravir son autorité, Bacon de la Chevalerie doit certainement s’appuyer sur les Règlement et Statuts Généraux de l’Ordre qui stipulent que « Il [le Souverain] est en droit d’annuler les nominations faites, s’il est prouvé que les sujets nommés ne soient pas dignes ou se soient rendus indignes de leurs élections »[2]. Compte tenu de l’incertitude relative à cette destitution, il semble évident qu’aucune enquête officielle n’ait été menée relativement à Bacon et donc que, réelle ou non, cette destitution, prononcée par Martinès de son seul chef et sans instruction préalable, puisse donc de ce fait être considérée comme sans effet.
Quoi qu’il en soit, 10 ans plus tard, Bacon de la Chevalerie est toujours reconnu comme Substitut par le marquis de Chefdebien au Prince Chrétien de Hesse-Darmstadt, qui reproduit dans son carnet de notes autographes une note qu'il avait écrite le 12 janvier 1782 à l’occasion de son entretien avec le marquis[3] :
« Ayant décidé un voyage, il [Martines] élut pour son successeur un nommé Bacon de La Chevalerie et au-dessous de lui cinq autres [Saint-Martin, Willermoz, De Serre, Du Roy d’Hauterive, et Lusignan] (…)
Ces cinq personnages n'ont pas voulu reconnaître Bacon de La Chevalerie comme chef, parce qu'il est encore très inconstant dans la vraie discipline de la vie. »
Encore une fois, le marquis de Chefdebien d’Armissan se trouve à l’origine de cette qualification. Quel crédit doit-on réellement y porter au-delà de celui de désirer entretenir de bonnes relations avec son frère et ami au sein du Grand Orient, promoteur et représentant du Rit Primitif, Bacon de la Chevalerie ? Ou alors, peut on admettre, comme autre possibilité, que Martinès ait souhaité doter l’Ordre de deux Substituts se partageant chacun un Grand Orient ? Cette hypothèse se révèle possible dans la mesure où, dans un courrier du 20 janvier 1806, de Bacon de la Chevalerie écrit à Chefdebien :
« Il [le G :.O :.] a nommé un Consistoire pour prendre connaissance des diverses demandes de ce genre [accueil en son sein de Rits se faisant connaître sous l’étendard d’une constitution morale] ; les membres en sont classés par districts ; chaque district est composé de cinq frères. J’ai été destiné à faire nombre dans celui des grades les plus éminents et les moins connus. Je ne suis cependant point Philalèthe, mais je suis, comme vous le savez, Susbtitut Universel pour la partie Septentrionale du Rev :. Ordre des Élus Coëns :. (Rit extrêmement peu connu). »[4]
En se présentant comme Substitut de l’Ordre pour la partie septentrionale, Bacon offre pourrait confirmer la possibilité d’existence d’un autre Substitut pour la partie méridionale, possibilité offerte par les Règlemente et Statuts de l’Ordre qui stipulent que « Le substitut du souverain est celui que le souverain choisit pour être son coadjuteur. S’il l’est pour tout l’Ordre il a droit sur tout l’Ordre ; s’il n’est que pour une nation, il n’a droit que sur cette nation (…)»[5] Nous n’en saurons pas plus sur ce point, ni sur Desère (ou de Serre) à propos duquel les archives de l’Ordre semblent très discrètes. Mais c’est bien au titre de Substitut du Rit Cohen que Bacon de la Chevalerie est reconnu par le Grand Orient comme représentant des « grades les plus éminents et les moins connus ».
Notons cependant une chose : Bacon parle bien ici du Révérend Ordre des Elus Coëns et précisera dans une nouvelle lettre à Chefdebien en date du 26 janvier 1807 :
« Quant au Supplément, vous ne pouvez pas douter, T:.C:.F:., que je ne reçoive avec une vive reconnaissance, et que je n'accepte, avec respect, la Députation des Hauts Ateliers de la Souveraine G:.L:. des Ph:. auprès des Hauts Ateliers du G:.O:.de F:. près duquel la R:.L:.des Ph:. m'a déjà accordé la faveur de me nommer représentant du Rit Primitif, qui m'a donné le droit de séance au G:. Directoire des Rites, ou la non activité du Directoire Ecossais et le silence absolu des Elus C:. toujours agissants sous la plus grande réserve, En Exécution Des Ordres Suprêmes du Souverain Maître :. Le G:.Z:.W:.J :. »[6]
Ainsi, en 1807 Bacon de la Chevalerie suggère-t-il que l’Ordre est encore gouverné par un Souverain Maître dont nous ignorons tout sinon que son nom est formulé sous la forme d’un quadrilettre.
Alors, suivant cette affirmation, et contrairement à ce qui est communément admis, Sébastien de Las Casas ne serait pas le dernier Grand Souverain de l’Ordre ? N’ayant pu identifier à qui faisait réellement allusion le T.P.M. de la Chevalerie, il est difficile de l’affirmer. Certains auteurs pensèrent que les quatre lettres mentionnées par Bacon pouvaient représenter quatre Souverains Juges R+ dont de Grainville, Willermoz et deux autres non identifiés. Compte tenu des relations de l’Ordre avec le frère Coen lyonnais, ceci semble peu vraisemblable. Encore moins vraisemblable du fait du décès de Grainville en 1794.
Il semble donc ne pas y avoir de solution à cette énigme. Cependant, nous référant aux écritures saintes et à la pensée mystique du 18ème siècle et mettant à profit les différents enseignements légués par le Grand Souverain Martinès de Pasqually, nous nous risquerons à une proposition personnelle.
En effet, la titulature commençant par « Le G.Z » permet de supposer que ces lettre ne figurent pas un nom propre mais un complément de titulature ou une qualité. Nous trouvons ainsi en Zacharie 4 :
« Qui es-tu, grande montagne, devant Zorobabel ? Tu seras aplanie. Il posera la pierre principale au milieu des acclamations : Grâce, grâce pour elle! » La parole de l'Eternel me fut adressée, en ces mots : « Les mains de Zorobabel ont fondé cette maison, et ses mains l'achèveront ; et tu sauras que l'Eternel des armées m'a envoyé vers vous. Car ceux qui méprisaient le jour des faibles commencements se réjouiront en voyant le fil à plomb dans la main de Zorobabel. »
Ces versets, bien que faisant allusion à la reconstruction du temple par Zorobabel, n’en font pas moins allusion à la création de l’univers par son grand Architecte dont Zorobabel n’est qu’une figure. La lettre G précédant le Z signifierait alors Grand. Nous trouvons cette appellation de Grand Zorobabel dans le cantique 547 du pasteur gallican et fondateur de la société méthodiste, John Wesley (1703-1791) :
« Viens relève une âme abattue,
Dans ses embarras, ses conflits ;
Mais qui s’est toujours attendue
De voir tes desseins accomplis ;
De voir ôter ses péchés tous,
Par le sang versé sur nous.
D’en voir la montagne aplanie,
Devant toi, grand Zorobabel,
Et par ta puissance infinie,
Atteignit-elle jusqu’au ciel :
Aplanis-donc, ô mon Seigneur,
La grande montagne en mon ceour. »
Ainsi, Grand Zorobabel désignerait Notre Seigneur Jésus-Christ. Alors qu’en est-il du W et du J. Si nous cherchons dans le même sens nous retrouverons dans le W celui du centre des cercles d’opération Coens, W qui se rapporte à Chiram en tant que caractère[7], le même Chiram étant une préfiguration du Christ ainsi que nous l’enseignent les différentes instructions et catéchismes de l’Ordre. Reste la lettre J dont nous ferons l’économie, son rapport avec le divin Nom nous apparaissant que trop évident.
Ainsi expliqué, nous voyons un rapport direct entre le quadrilettre exprimant le nom du Souverain et le divin tétragarammaton.
Ceci reste néanmoins une interprétation que nous devons passer à l’épreuve de la numérologie martinésienne. Il convient pour cela de prendre pour chaque lettre sa correspondance numérique dans l’alphabet hébreux : G:3 – Z:7 – W:6 – J:10 soit au total 26, nombre guématrique du tétragrammaton, et dont l’addition arithmosophique donne 8 soit le nombre de la double puissance quaternaire du Christ.
Ainsi Bacon semblerait placer l'Ordre sous la protection souveraine et l'inspiration spirituelle-divine de Notre Seigneur Jésus-Christ ainsi que sous la conduite spirituelle-temporelle d'un Substitut Universel. Ce Substitut ayant pour charge, en l'absence de tout autre Souverain, et conformément aux Statuts et Règlements Généraux de l’Ordre[8] comme coadjuteur du Souverain jouissant de tous les droits, d’assurer la subsistance temporelle discrète de l'Ordre ainsi que la transmission spirituelle des sciences, connaissances et mystères primitifs dont il reste le dépositaire en tant que réceptacle permanent des puissances et connaissances par la seule volonté de Notre Seigneur et l'opération divine de son Esprit.
Posons-nous alors la question suivante et répondons au fond de notre coeur : de quel plus Grand Souverain pourraient provenir des ordres suprêmes devant orienter les travaux des Elus Coens d’hier, d’aujourd’hui et de demain ?
Il est important aussi de réaliser que Bacon, en dépit de ses hautes fonctions maçonniques et de son attachement aux Directoires rectifiés, a toujours su préserver l'Ordre et montrer aux frères Coens, par son exemple, la possibilité d'une coexistence heureuse des différents systèmes dans la paix et l'harmonie, rompant de ce fait avec les considérations et défiances de Martinès relativement à l'aspect apocryphe de toute maçonnerie. Coexistence, et vis à vis du Rit Rectifié, proximité exempte de tout sectarisme et d'esprit d'exclusion, n'opposant jamais un système à l'autre, quand dans un courrier du 23 avril 1808 à Willermoz, dénué de tout esprit de querelle, il demandait :
« Dans ces circonstances j'ai recours à votre amitié pour m'aider de tous les documents qui sont à votre disposition, car j'ai laissé à St. Domingue, et par conséquent perdu, tous mes papiers, vêtements et instruments concernant les Directoires et même les Élus Coën.
J'attends de vous, T :.C :. et B :.A :.F :. réponse prompte et satisfaisante ; mandez moi surtout que vous vous porter bien et que vous êtes heureux.
Vous savez, mon cher Willermoz, à combien de titres je vous suis dévoué et pour la vie.
Rue Guisarde, no. la. f. St. Germain.
Bacon de la Chevalerie.
P. S. - Si Vous me confiez les codes et Rituels et autres instructions, je les copierai et vous les renverrai aussitôt après la copie. »
Bacon de la Chevalerie doit sur ce point rester un modèle de conduite, de tolérance et d’intelligence pour tous les Coens et Maçons d'aujourd'hui et de demain. Tout comme tout Maçon Rectifié devrait, à l’image de Willermoz qui dans un courrier du 24 septembre 1818 à Türckheim déclarait tenir « de coeur et d’âme » à Martinès et à son initiation, considérer d’une façon attentive et ouverte les travaux de leurs grands frères Coens.
Alors, arrivés au bout de cette étude, quels enseignements pouvons-nous tirer ?
Le premier, que l’Ordre, dirigé par son Substitut Bacon de la Chevalerie, continua quelques activités au moins jusqu’en 1808. Que même si nous n’en connaissons pas les noms et que rien ne soit consigné dans les archives portées à la connaissance des historiens, il est possible que des Réaux+Croix aient été ordonnés par Bacon tardivement du fait des droits totaux dont ce dernier jouissait. Enfin, et surtout, que l’Ordre, suivant l’intention que nous prêtons à son dernier Substitut, est maintenant placé sous la bienveillante protection de Notre Seigneur Jésus Christ. Et qu’à ce titre, et suivant que la divine Providence le jugera digne et juste, nous sommes autorisés à penser que l’Ordre peut se manifester à tout moment par la volonté, le désir pur et la pratique juste de Coens de désir, élus par Notre Seigneur, dont ils reçoivent les grâces et comme l’écrivit Willermoz, « que le Tout-puissant plein d'amour et de miséricorde peut, quand il voudra faire naître des pierres mêmes des enfants d'Abraham. »
Que ceux qui ont des oreilles pour entendre, entendent.
[1] Bml Ms 5474 publié in Van Rijnberk - Un thaumaturge au XVIIe siècle - Martinez de Pasqually - Lucien Raclet, 37, quai Saint-Vincent, Lyon
[2] Status Généraux de 1768 – BML Ms5474, Chapitre 3 – Art 1 : Du Souverain
[3] Van Rijnberk- Un thaumaturge au XVIIe siècle - Martinez de Pasqually - Lucien Raclet, 37, quai Saint-Vincent, Lyon – T.1
[4]B. FABRE, Un Initié des Sociétés secrètes supérieures, Franciscus, Eques a Capite Galeato, 1753-1814. Paris, La Renaissance française, 1913, p. 411-422.
[5] Status Généraux de 1768 – BML Ms5474, Chapitre 3 – Art 3 : Du Substitut
[6] Et l’auteur B. Fabre de rajouter en note de cette référence que « malgré de minutieuses études, nous n’avons pu découvrir à quel Supérieur Inconnu des Elus Cohens il est fait allusion par le F :. Bacon. L’Eques l’interrogea là-dessus, mais ne reçut pas de réponse. »
[7] Voir le Registre des 2400 Noms du Fonds Prunelle de Lière
[8] « Cependant, si le Souverain par malversation était déchu de ses connaissances et de son pouvoir ou qu’il voulût attenter au bien de l’Ordre, les tribunaux souverains s’assembleront, lui feront des représentations. Suivant le résultat de leurs assemblées, ils pourront donner un substitut pour régir l’Ordre suivant les lois établies, sans pouvoir déposer le Souverain ni lui donner de successeur, parce qu’il n’appartient qu’au Grand Architecte de l‘Univers de le rejeter. » Status Généraux de 1768 – BML Ms5474, Chapitre 3 – Art 1 : Du Souverain