Les Elus Coens après Martinès de Pasqually (3/4)
L’histoire de l’Ordre des Chevaliers Maçons Elus Coens de l’Univers après 1780 ne peut se confondre avec celle du temple de Lyon qui, bien qu’étant un des établissements qui marqua le plus l’Ordre par les immenses qualités spirituelles et initiatiques de certains de ses membres imminents, eut, comme nous l’avons présenté, une évolution particulière par rapport à celle de la plupart des autres établissements de l’Ordre. Aussi revenons maintenant sur l’histoire générale de l’Ordre dont celle du temple de Lyon ne représente qu’un aspect et un épisode particuliers, aussi importants et significatifs puissent-ils être.
Depuis plusieurs années déjà – que nous pouvons situer autour de 1777-1778 – l’Ordre connaît des problèmes que les différents Orients confessent à leur Grand Souverain et qui sont encore exposés en 1780 à Sébastien de Las Casas, Grand Souverain en charge, dont nous avons évoqué les difficultés au début de notre étude.
En effet, dans un courrier du 16 août 1780, plusieurs Orients soumettent à Las Casas des requêtes pressantes. Bien que ne disposant pas de cette correspondance, nous pouvons en deviner le motif par l’analyse de courriers ultérieurs entre différents membres de l’Ordre.
Ainsi Du Roy d’Hauterive – toujours très attaché, actif et fidèle à l’Ordre même depuis son exil londonien - écrit à Mathias Du Bourg le 22 septembre 1786[1] en dénonçant « les doctrines d’erreur et de mensonge qui ont fait leurs efforts pour se glisser dans l’ordre et qui, jusqu’à présent, n’ont séparé que les Lugduniens qui, selon votre dernière, viennent de rompre les seuls liens qui les unissent à nous, ayant rompu depuis longtemps les liens spirituels et ayant formé de la science un monstre hideux de magnétisme, prophétisme, directoires, ayant séparé tous nos principes comme gangrène (…) »
Du rejet de d’Hauterive de la maçonnerie et des frères Coens qui la pratiquent, nous avons un autre témoignage dans une correspondance de Saint-Martin à Willermoz en date du 15 janvier 1787[2] :
« J’ai rencontré par hasard d’Hauterive le surlendemain de mon arrivée [le 10 janvier à Londres]. L’entrevue a été froide de sa part je ne sais pas même s’il n’avait pas dessein de l’esquiver […]. J’ai voulu le mettre à même de voir Tieman, il n’a pas voulu prétendant qu’il ne pouvait regarder comme étant de ses frères tous ceux qui tenaient à la maçonnerie. »
Même si ces correspondances sont postérieures de six et sept ans aux revendications des temples auprès du Grand Souverain, les éléments portés à notre connaissance sont révélateurs des problèmes antérieurement rencontrés par l’Ordre et liés à l’évolution de certains frères ; évolution problématique pour les différents Orients dont les griefs sont exposés en 1780.
Ainsi, la réponse qu’apporte Las Casas à la requête des Orients est en totale cohérence avec un objet qui serait vraisemblablement une demande d’exclusion de certains frères pour des pratiques jugées inacceptables au regard de l’Ordre. Et nous le devinons au travers des correspondances mentionnées, les points soulevés n’étaient certainement pas étrangers aux activités liées aux expériences de somnambulisme et de magnétisme, mais aussi - et peut-être surtout – à la fréquentation de la maçonnerie dite apocryphe, voire pire, à la divulgation au sein de cette maçonnerie des secrets et mystères de l’Ordre, chose formellement interdite par les Statuts et Règlements Généraux de 1768.
Ces griefs pouvaient particulièrement viser les frères membres des nouveaux Directoires rectifiés, Directoires dont les frères Coens qui s’y étaient rattachés affichaient une attitude prosélytiste au sein de l’Ordre ; Directoires aussi au sein desquels étaient enseignés, au plus haut niveau, de façon discrète mais certainement connue de certains, la doctrine et les mystères de l’Ordre.
Las Casas répond alors à la requête des Orients de la façon suivante, refusant d’exclure des frères ayant maqué à leurs engagements envers l’Ordre et qui n’avaient, selon lui, de comptes à rendre qu’à leur fidélité à la Chose[3] :
« Je ne veux que me conformer aux principes de mes devanciers. C'est la conduite la plus sage ; c'est celle que me dictent mes propres engagements. Tous nos sujets sont libres, et, s'ils viennent à manquer aux choses de l'Ordre, ils se rendent à eux-mêmes une justice pleine et entière puisqu'ils se privent de tous les avantages qui accompagnent ces choses, et qu'ils ne peuvent plus travailler que sur leur propre fond et à leurs risques et périls, sans grande chance d'obtenir quelque vérité qui ne cache pas un piège atroce. Mais si chacun est libre de sortir, s'il se croit libéré de toute obligation envers la chose, je vous déclare qu'il n'est pas en mon pouvoir d'agir en faveur de ceux qui se sont laissé suborner de l'Ordre : c'est la coutume ; c'est ainsi qu'en ont usé tous mes prédécesseurs et cela pour des raisons majeures devant lesquelles je m'incline et m'inclinerai toujours dans l'intérêt de l'Ordre, quelque affliction que je puisse éprouver du pâtiment d'un sujet. »
Cependant, conscient des difficultés que rencontrent alors les temples et de la nécessaire protection dont ceux-ci doivent pouvoir jouir afin de poursuivre leurs travaux en toute discrétion, à l’abri de toute influence et de toute tentative de dévoiement, Las Casas complète sa réponse par la proposition suivante :
« Vous pouvez donc, si vous le jugez utile à votre tranquillité, vous ranger dans la correspondance des Philalèthes, pourvu que ces arrangements n'entraînent rien de composite. Et puisque les déplacements du T. P. M de T... ne lui permettent pas de prendre en charge vos archives, faites en le dépôt chez M. de Savalette. Vous le ferez sous les sceaux ordinaires. La correspondance et les plans mensuels, ainsi que les catéchismes et cérémonies des divers grades, doivent être scellés de leur orient particulier. Les plans annuels, les tableaux et leurs invocations, ainsi que les différentes explications générales et secrètes, doivent porter ma griffe ou, à son défaut, celle du P. M. Substitut Universel que je préviens par le même courrier ».
Cette réponse de Las Casas, qui laisse aux temples le choix de leur destinée, est couramment et un peu étrangement interprétée par les historiens maçonniques comme un acte de dissolution, ou dans le meilleur des cas, une directive de fermeture des temples des différents Orients. Cependant si nous analysons la teneur de ce courrier, force est de constater que Las Casas ne demande aucunement aux temples de cesser leurs travaux ; il recommande uniquement aux temples qui le souhaitent de s'en remettre à l'administration et aux bons auspices des Philalèthes représentés par Savalette de Langes, Élu Coen du temple de Paris, qui est le véritable inspirateur et fondateur de ce groupe d’hommes, de différentes provenances maçonniques, se désignant comme « amis de la vérité » et conservateurs des différents systèmes, secrets, mythes maçonniques, hermétistes et ésotéristes, et dont les travaux se concentrent autour des la loge des Amis Réunis établie au Grand Orient.
Cependant, avec une grande prudence, Las Casas précise que cette mise sous tutelle ne sera possible et ne pourra être pérenne que dans la mesure où les Philalèthes respecteront les travaux des Coens et qu’aucun élément étranger à la doctrine ou aux modes opératoires de l'Ordre ne sera introduit. Ainsi Las Casas pense-t-il assurer l'intégrité et la survivance de l'Ordre, ou du mois de ses enseignements et travaux, auprès de frères qui en connaissent, du fait de leur appartenance, et les mystères et les principes.
Connaissant les divergences d'objectifs et de vision qui pouvaient opposer Willermoz à Savalette, et donc les Directoires rectifiés aux Philalèthes, et qui se cristallisèrent autour du Convent de Wilhelmsbad – et plus tard dans le refus des Directoires de participer aux Convents des Philalèthes à Paris en 1785 et 1790 - on ne s'étonnera pas d'une telle recommandation de la part de Las Casas qui met ainsi les temples à l’abri de l’emprise du système des Directoires rectifiés. Et même si nous reconnaissons pleinement le rôle stratégique, primordial et décisif des Directoires dans la conservation et la transmission prudente de la doctrine de Martinès, nous reconnaissons aussi l’utilité de la mesure conservatoire de Las Casas. En effet, alors même que le grand Souverain ne pensait pas pouvoir à lui seul régler les différents et maintenir l’ordre au sein des Orients, cette mesure permit aux temples Coens de continuer à se développer et à leurs travaux de se dérouler en toute tranquillité à une époque où le magnétisme et le somnambulisme s’emparaient de certains temples, et où l’esprit lyonnais se concentrait sur la constitution d’un nouveau Régime maçonnique et chevaleresque.
Ainsi en 1784 Sébastien de Las Casas remet-il les destinées de l'Ordre entre les mains des Philalethes en confiant toutes les archives de l’Ordre à Savalette de Langes.
Cependant, ce transfert, non pas d’autorité spirituelle et souveraine, mais de « protectorat », ne s’accompagne ni de la fermeture ni de la dissolution des temples. Au contraire, ceux-ci continuent à travailler en silence et en toute discrétion. Nous voulons pour témoignages de cette activité :
- les instructions du temple de Bordeaux envoyées au temple de Toulouse pour une célébration en date du 24 mars 1787 ;
- la réception du Chevalier de Guibert le 24 mars 1788 auquel le frère Vialette d’Aignan – reçu en 1785 – s’adresse en ces mots :
« Vous venez d'être initié, mon Très Cher Frère, dans un ordre qui, ayant pour but de ramener l'homme à sa glorieuse origine, l'y conduit comme par la main, en lui apprenant à se connaître, à considérer les rapports qui existent entre lui et la nature entière dont il devait être le centre s'il ne fût pas déchu de cette origine, et enfin à reconnaître l'Être suprême dont il est émané. »
De même, les travaux théurgiques continuent comme en témoigne une correspondance de 1792 de Louis-Claude de Saint-Martin à Kirchberger relatant les travaux et expériences d’Hauterive au sujet desquelles le baron le questionnait[4] :
« Je vous dirai seulement que j’ai connu M. d’Hauterive, et que nous avons fait un cours ensemble. » (Lettre du 11 août 1792)
puis :
« Votre 7ème question sur M. d’Hauterive, me force à vous dire qu’il y a quelque chose d’exagéré dans les récits qu’on vous a faits. Il ne se dépouille pas de son enveloppe corporelle : tous ceux qui, comme lui, ont joui plus ou moins des faveurs qu’on vous a rapportées de lui, n’en sont pas sortis non plus. (…) Il n’en est pas moins vrai que si les faits de M. de Hauterive sont de l’ordre secondaire, ils ne sont que figuratifs relativement au grand œuvre intérieur dont nous parlons ; et s’ils sont de la classe supérieure, ils sont le grand œuvre lui-même. Or, c’est une question que je ne résoudrai pas, d’autant qu’elle ne vous avancerait à rien. » (Lettre du 6 septembre 1792)
enfin :
« Quant à l’article touchant M. d’Hauterive, il est encore très conforme à mes propres idées. Cette séparation de l’âme et du corps n’est sans doute pas réelle, je me la représente comme un songe dans lequel on peut très bien voir son propre corps sans mouvement. Vous me dites : si les faits de M. d’Hauterive sont de la classe supérieure, c’est le grand œuvre lui-même. Voilà sans doute une très grande vérité, c’est la thé… [théurgie] des anciens, et un semblable fait bien avéré équivaut à un principe. » (Lettre du 16 octobre 1792)
Cette correspondance est d’autant plus intéressante qu’elle nous renseigne en 1792 sur la reconnaissance que peut avoir Saint-Martin de la nature supérieure dont peut participer la théurgie.
Le temple de Lyon lui-même poursuit quelques activités après 1780. Une correspondance entre Louis-Claude de Saint-Martin et Jean-Baptiste Willermoz, en date du 3 février 1784, en atteste, montrant l’intérêt toujours vif de ce dernier pour les travaux théurgiques[5] :
« Par la dernière, je vous ai promis Très-Cher Maître, une autre épitre, et la voici. L’intention est une bonne chose, mais elle ne suffit pas ! Voyez Oza… Mais sans aller jusque là, je sais ce qui m’est arrivé pour avoir employé un « Nom » qu’on m’avait donné pour merveilleux !… Je ne l’écrirai pas, mais j’en ai eu assez pour n’y pas revenir. Je croirais donc que nous devrions nous borner à ceux qui sont parfaitement connus : Anges, Archanges, etc… »
Même si ces activités lyonnaises sont vraisemblablement très ralenties ou interrompues - comme nous l’avons vu précédemment - par les activités mesméristes et le développement du Directoire d’Auvergne entre 1785 et 1790, elles ne sont pas inexistantes ou reprennent par la suite. En témoigne le récit de Joseph-Antoine Pont au neveu de Willermoz, de sa réception dans l’Ordre :
« Je suivis son conseil [de Madame Provensal] et vers 1795, je fus initié. Comme vous, sans doute, très Cher Frère, je croyais qu'au grade suivant je trouverais la perle promise ; comme tant d'autres, je me trouvai au terme sans avoir découvert ce bijou...»[6]
Enfin, des activités parisiennes sont organisées par le très actif et influant Bacon de la Chevalerie qui reçut le Chevalier d’Harmensen. Ce dernier relate son entrée dans l’Ordre dans un courrier du 12 juillet 1806 au très puissant marquis de Chefdebien d’Armissan, Haut Dignitaire du Grand Orient, promoteur du très prisé Rit Primitif de Narbonne[7] appelé aussi Rite des Philadelphes, auquel le chevalier d’Harmensen sollicite son admission :
« En avouant que le Rit Primitif m'était tout à fait inconnu, je demandais à le connaître, et mon ardeur était mon seul titre, puisque je n'appartiens à aucun Rit qui conduise à celui-là, et je crois ce que j'ai toujours dit. Le Frère Bacon de la Chevalerie, envers qui j'ai usé de même sorte, relativement au Rit Cohen, qu'il professe, m'a traité avec plus d'indulgence. Mais vous l'eussiez fait comme lui, si nous nous étions trouvés plus rapprochés, et si la distance et les malentendus des lettres ne m'avaient fait perdre dans votre esprit, alors que je croyais faire ce qui m'était possible, pour, au contraire, y gagner. »[8]
Le marquis lui répond alors en date du 23 juillet de la même année :
« Je vous félicite d'avoir inspiré un juste intérêt au Très Révérend Frère Bacon de la Chevalerie. Je le reconnais pour Maître dans la carrière du Rit C. (Cohen), peu connu, et qui doit rester tel ; avec les connaissances variées et multipliées, que vous possédez et ce que vous pourrez acquérir, auprès de cet Illustre Substitut Universel, …»[9]
(à suivre)
[1] Louis-Claude de Saint-Martin, Lettres aux Du Bourg (1776-1785), publiées par Robert Amadou - L’Initiation, Paris 1977
[2] Papus, Louis-Claude de Saint-Martin. Sa vie. Sa voie théurgique. Ses ouvrages. Son oeuvre. Ses disciples. Ed Chacornac – Paris, 1909 et Demeter – Paris, 1988
[3] Anciennes archives Villaréal. B. (Las Casas) III.
[4] Correspondances inédite de Louis-Claude de Saint-Martin dit le Philosophe inconnu et Kirchberger, baron de Libisdorf, ouvrage recueilli et publié par L. SCHAUER et A. CHUQUET, Paris, Dentu, 1862
[5] Papus, op. cit.
[6] Lettre du 8 décembre 1832 adressée au neveu de Willermoz – Archives de la Ville de Lyon
[7] Rite importé par la Marquis de Chefdebien d’Aigrefeuille et dont la Loge Mères des Philadelphes de Narbonne fut le phare dès 1779.