Les Elus Coens après Martinès de Pasqually (2/4)
A partir de 1780, la société française connut un grand intérêt pour les expériences de somnambulisme et magnétisme animal, notamment au travers des travaux du Docteur Mesmer. Cet engouement n’épargne pas les sociétés spiritualistes et illuministes.
Ainsi, dès 1784 Jean-Baptiste Willermoz assiste à quelques séances de magnétisme à Lyon au sein de la société La Concorde. La vogue du mesmérisme traverse alors la France de cette époque et le temple Coen de Toulouse n’est pas non plus épargné par les expériences de magnétisme animal. Les frères Coens toulousains accueillent même en 1785 le comte Maxime de Puysegur, haute figure du magnétisme, auquel ils pensent alors proposer son admission dans l’Ordre.
Cette même année 1785 est aussi un tournant majeur dans l’activité du Temple de Lyon. En effet, Willermoz et les Elus Coens lyonnais se passionnent rapidement pour ces expériences de fluide magnétique et les vertus thérapeutiques y afférent. Ainsi, pensent-ils que si les messagers divins consentaient à venir en aide aux hommes de bonne volonté qui cherchaient à guérir leurs semblables, ils ne refuseraient certainement pas de répondre aux hommes de désir qui les interrogeraient sur ce qui intéressait la foi et le salut des âmes. Certains Coens voient donc dans ces nouvelles expériences un excellent moyen de communiquer avec l’invisible d’une façon beaucoup plus simple que celle enseignée par leur ancien Maître et ainsi d’accéder plus efficacement à la réconciliation. Plus simple mais peut-être pas moins délicate et pas moins exempte d’écueils, en témoigne cette correspondance de Louis-Claude de Saint-Martin au Conseiller Mathias Du Bourg du temple de Toulouse en date du 21 avril 1784 :
« Le magnétisme animal sur lequel vous me questionnez, T. Ch. M. tient aux lois de la pure physique matérielle. Il n’y a rien de plus, absolument. Libre à ceux qui le voudront et qui le pourront d’y ajouter ce qu’ils auront de surplus. Ceux qui n’en sont pads là pourront se trouver quelquefois embarrassés. Car ce magnétisme, tout pur physique qu’il est, agit plus directement sur le principe animal que tous les autres remèdes ; et par conséquent il peut sans s’en douter ouvrir la porte plus grande ; or quand la porte est toute grande ouverte la canaille peut entrer comme les honnêtes gens, si l’on n’a pas soin de poster des sentinelles fermes et intelligents qui ne laissent l’accès qu’aux gens de bonne compagnie. Cet inconvénient est grand ; mais il serait inintelligible à toute l’école mesmérique , à commencer par le maître ; aussi je garde cette idée pour moi, et pour ceux qui sont capables de l’entendre. »[1]
Du côté lyonnais, Willermoz développe des expériences de somnambulisme puis de magnétisme spirituel auxquelles il se consacre jusqu’en 1789. Ces expériences et les travaux y afférent se font au travers de sommeils organisés avec la « medium » Mlle Rochette. Puis sont présentés dans l’aéropage lyonnais des feuillets écrits par un Agent Inconnu en état de transe, Agent qui se révèlera bien plus tard être Mme de Vallière, somnambule psychographe, chanoinesse de Miremont, soeur du Duc de Monspey, Elu Coen proche de Willermoz.
Sans pour autant rentrer en profondeur dans l’histoire des temples Coens et du magnétisme à cette époque[2], nous devons signaler la fondation par Willermoz, à la demande de l’Agent Inconnu, de la Société des Initiés et en particulier de la Loge Elue et Chérie de la Bienfaisance dont les activités consacrées au somnambulisme et au magnétisme, et surtout à l’étude des cahiers de l’Agent, prirent vite le pas sur les travaux du Temple Coen lyonnais, voire passagèrement sur le développement du Régime Rectifié.
Ainsi, les différentes communications et révélations faites par cet Agent au travers des cahiers remis aux émules, communications supposées d’origine spirituelle dont le rédacteur se faisait l’agent, ont un impact important sur la perception de notre bien aimé Coen lyonnais et de ses frères relativement aux travaux de théurgie.
Les communications de l’Agent, fruits d’une imagination débordante et d’un psychisme troublé, sont toutes empreintes de catholicisme fervent, d’élans affectifs et sentimentaux, de réflexions d’ordre maçonniques ou relatives à l’enseignement de Martinès de Pasqually, mêlés de quelques considérations gnostiques et d’éléments rédigés dans une langue inconnue s’avérant difficilement déchiffrables. Ces écrits ne remettent évidemment pas en cause ni la pertinence ni la valeur de la doctrine de Martinès, du moins jamais en profondeur. Cependant ils la font tendre vers un catholicisme classique pour l’époque et visent à simplifier les formes Coens. Fini les prescriptions diverses et même si certaines d’ordre alimentaire sont retenues, la théurgie opératoire se voit remplacée par l’amour qui est la clé et la source de toute purification. Les écrits de l’Agent tendent ainsi à réformer les rituels ainsi que certains enseignements de l’Ordre, comme ce fut aussi le cas pour la maçonnerie rectifiée et tout particulièrement avec le changement du nom de l’Apprenti.
Les interrogations relatives aux travaux Coens que suscitent les révélations de l’Agent dans l’esprit de Jean-Baptiste Willermoz se lisent clairement au détour d’une correspondance en date du 8 mai 1786. Vialette d’Aignan, de l’Orient de Toulouse, adresse alors à l’abbé Fournié, de l’Orient de Bordeaux, la réponse de Willermoz relativement à la demande insistante de l’abbé d’intégrer la Société des Initiés. Dans cette correspondance, Vialette d’Aignan exprime le refus de Willermoz à intégrer dans l’Initiation un frère dont la qualité de Coen ne pouvait être remise en cause, mais qui n’y avait pas été appelé par l’« Ange » de l’Agent qui seul décidait en la matière. En fait, Willermoz dissimule par cette argumentation sa réticence envers cette admission, réticence probablement fondée sur sa volonté de réforme de l’Ordre Coen qui pouvait ne pas être partagée par le candidat.
Ainsi Vialette d’Aignan explique-t-il à Fournié qu’il aurait « sûrement été appelé si la chose eut dépendu des frères de cet Orient [de Lyon], mais ... ne l'étant pas, on ne vous conseillait pas d'y venir ».
Mais plus intéressant encore pour le sujet qui nous concerne, les informations données par Lyon dans la même lettre sur les activités Coens :
« parce que tous les FF Cn de Lyon ayant été réunis à l'Initiation générale, il ne se tenait plus aucune assemblée des Cn ; que ce n'était pas négligence, mais devoir ; parce que l’Initiation avait fait connaître les erreurs qui s'étaient glissées dans les travaux de l'Ordre des Cxn et même le danger attaché à quelques uns des plus pratiques. Loin que l'Ordre soit aboli, me disait-on, il n'a fait que se réunir au tronc dont il s'était mal à propos détaché ; et de ce tronc il ressortira en son temps un nouvel Ordre de Cxn plus pur, plus vrai, et moins mélangé des idées humaines : le nouveau ne sera composé que de ceux qui seront élus pour cela, et qui seront pris parmi les Initiés qui seront destinés pour l’oeuvre de la onzième heure.»
Tout est dit : l’Ordre ne doit pas être aboli mais réformé. L’agent de cette réforme est l’Initiation, c'est-à-dire l’ensemble des révélations et communications de l’Agent Inconnu dont on saura par la suite qu’elles ne furent malheureusement pas toujours d’origine spirituelle, mais souvent très inspirées par le psychisme de l’Agent et les idées de son frère Coen, contrairement à ce que nos initiés lyonnais pouvaient espérer.
D’ailleurs, des doutes commencent à s’installer dans l’esprit de Willermoz dès 1786, certaines visions ne se réalisant pas et certaines considérations relatives aux Elus Coens et à la franc-maçonnerie s’avérant contestables ou erronées. De plus, une partie des communications semblent trouver leur origine dans les idées du frère de l’Agent, l’Elu Coen de Monspey, plutôt que dans des révélations célestes. Aussi, en 1788 les relations se tendent entre l’Agent Inconnu, et Willermoz. Ce dernier essaie alors de récupérer les cahiers et archives de la société qu’il préside encore à la demande de l’Agent. Puis en 1790, suite aux dites tensions, Willermoz se voit destitué de la présidence de la Société des Initiés au profit de Paganucci. Il en garde cependant les archives. A partir de cette date il n’y aura plus de relation entre Willermoz et la famille de Monspey jusqu’en 1806 où Willermoz récupère le reste des archives et des cahiers d’instructions de Mme de Vallière avant de rompre toute relation.
Cependant, malgré cet éloignement relatif des travaux théurgiques causé par l’enthousiasme et le goût spiritualiste de Willermoz pour les révélations attractives de l’Agent, ce dernier ne cesse jamais de se considérer comme un Coen et continue à entretenir une correspondance avec les frères Coens proches. Cette correspondance lui permet aussi de se tenir informé des travaux de l’Ordre. Une lettre de Périsse du Luc, datée du 23 mars 1790 montre que Willermoz est toujours proche de ses frères et que la distance qu’il a prise vis-à-vis des travaux de l’Ordre n’est pas officiellement communiquée. Willermoz semble être resté très modéré et discret dans ses critiques. En effet, on peut lire :
« Il me paraît par la lettre de mon frère ou que vous avez été malade à l’eq. [lire équinoxe] ou comme je le pense, que vous en avez pris le prétexte pour vous retirer en particulier. St. Martin arrivé depuis peu de Strasbourg en a fait autant, je pense, puisqu'il a été passer ces jours là à la campagne. Je ne l'ai pas encore vu, quoique j'aie entre les mains un nouvel ouvrage de lui dont vous ne m'avez pas parlé et cependant l'ex. vient de Lyon. Il a pour titre L'Homme de Désir format in-8° et 301 paragraphes. Il me parait au coup d’oeil, n'ayant pu que le parcourir, faire beaucoup d'allusions hyérogliphiques et mystiques aux travaux des Coh...
Jugez-le et dites-moi ce que vous en pensez. J'y ai vu de belles choses, de très obscures et mystique-poétique que l'auteur détestait grandement autrefois. Souvent il prend le ton élevé du Psalmiste et son Cantique, plus souvent encore le style apocalyptique, tout cela mêlé des tournures de la poésie allemande d'un Klopstock et d'un Gessner par où l'on voit qu'il a pris à Strasbourg le goût du terroir. Mais qu’importe le style et la forme, si les idées en sont grandes, sublimes et instructives, et j'en ai rencontré un grand nombre de cette classe et surtout de très profondes. »[3]
Ainsi, bien des années plus tard, Willermoz exprimera particulièrement cet attachement aux Coens, à leur Maître Martinès, et aux travaux de l’Ordre envers lesquels il revint dans de biens meilleures dispositions après la parenthèse de l’Agent Inconnu et les troubles de la révolution. Cet attachement se lit en particulier dans une correspondance maintenant célèbre avec le Baron de Lansperg en date du 10 octobre 1821 :
« Quelques heureuses circonstances me procurèrent dans un de mes voyages d’être admis dans une société bien composée et peu nombreuse dont le but, qui me fut développé hors des règles ordinaires [c’est-à-dire oralement] me séduisit. Dès lors tous les autres systèmes que je connaissais (car je ne puis juger de ceux que je ne connaissais pas) me parurent futiles et dégoûtants. C’est le seul où j’ai trouvé cette paix intérieure de l’âme, le plus précieux avantage de l’humanité relativement à son être et à son principe. »
Willermoz évoque ici sans aucune ambiguïté son attachement au système entier, et non pas seulement à sa doctrine, système qui fut le seul dans lequel il trouva « cette paix intérieure de l’âme, le plus précieux avantage de l’humanité relativement à son être et à son principe. »
Et cet attachement est le seul motif qui l’amène, au crépuscule de sa vie et alors même qu’officiellement l’Ordre semble dissous, à recevoir de nouveaux Coens dans les différents grades. Ainsi, dans une lettre en date du 22 septembre 1813, Saltzmann (1749-1821) remercie-t-il Willermoz pour son ordination au grade de Grand Architecte :
« Mon premier acte de gratitude et de la plus vive reconnaissance a été rendu à Celui qui a daigné bénir mon voyage et vous donner la volonté et les forces nécessaires d'opérer pour sa gloire et mon salut. Le second s'adresse à vous, mon T.C. et P. Me, qui m'avez donné une nouvelle preuve bien précieuse de votre amitié. Vous m'avez sacrifié un repos, que votre grand âge vous rend si nécessaire, et vous avez pour ainsi dire couronné votre ouvrage. Car je n'ose espérer recevoir encore davantage, et je ne dois m'occuper qu'à bien profiter de ce que j'ai reçu et d'être fortifié dans la voie dans laquelle j'ai eu le bonheur d'entrer. Mais vous ne négligerez pas ce que vous avez semé et vous nourrirez la flamme que vous avez allumée. (...)
Ne m'oubliez pas, mon T.C. et P.M. Songez à votre élève dans vos prières et aux jours et heures destinés à des travaux supérieurs. Envoyez-moi, aussitôt qu'il sera possible, ce que vous m'avez promis et battons le fer pendant qu'il est encore chaud. Ah ! s'il était possible de m'envoyer ce qui est marqué par + après les noms usités ! (...) »
Fre Saltzmann à moi W. [...] Son contentement de ce que j'ai fait pour lui à Lyon, Gd Archi. Il espère l'Invo[cation] promise. [Note de Willermoz]
Cette lettre est d’un intérêt majeur dans la mesure où elle nous montre également les bonnes dispositions dans lesquelles notre Coen lyonnais est revenu relativement aux travaux d’invocation qu’il ne manque pas de recommander au nouveau reçu en précisant même qu’il continue lui-même à les pratiquer !
Mais encore, il est vraisemblable que Saltzmann ait reçu d’autres grades postérieurement à 1813. En effet, quatre années plus tard, dans une correspondance avec le Baron Jean de Türkheim (1760-1822) en date du 16 février 1817, Saltzmann informé de l’intérêt que Türkheim porte à l’enseignement de Martines[4], conseille à ce dernier :
« Pour obtenir ce que vous semblez désirer, il faudrait faire le voyage de Lyon, pendant qu'il en est temps encore. Il est vrai que j'ay obtenu les communications. J'en ai encore reçu à mon dernier voyage de Lyon ; mais je n'ai pas le pouvoir de conférer les grades. »
Ainsi, en dépit d’un éloignement relatif et passager, Jean-Baptiste Willermoz resta-t-il constamment fidèle au système Coen dont il ne manqua pas de vouloir faire bénéficier tous les hommes de foi et de désir jusqu’à la fin de sa vie.
(à suivre)
[1] Louis-Claude de Saint-Martin, Lettres aux Du Bourg (1776-1785), publiées par Robert Amadou - L’Initiation, Paris 1977
[2]On pourra se reporter pour plus d’information à l’excellent article : Portraits de chanoinesses, avec de nouveaux documents sur l'Agent Inconnu 1ère partie - Françoise Hudidier in Renaissance Traditionnelle N°48 – Octobre 1981. p 258 – Tome XII
[3] Lettres de Périsse du Luc à Willermoz du 23 mars 17890 - BML Ms5430
[4] Voir l’abondante correspondance de 1821 entre Willermoz et turkheim