Le rite écossais rectifié : union indissoluble du christianisme et du martinésisme
Dans la dernière instruction du grade de Maître Écossais de Saint André, le Régime Rectifié affirme clairement, et sans aucun fard, sa qualité chrétienne. Qualité que nous pourrions assimiler à une essence tant la revendication du christianisme frappe par son insistance. « Oui, l'Ordre est chrétien ; il doit l'être, et il ne peut admettre dans son sein que des chrétiens ou des hommes bien disposés à le devenir de bonne foi »[1].
Voilà une affirmation dénuée de toute ambigüité. Néanmoins, nous pourrions nous poser la question suivante : qu’est-ce qu’être chrétien ? et qu’est-ce qui définit le caractère chrétien de l’Ordre ?
Il ne faut pas aller chercher loin pour avoir la réponse à la première question. Un chrétien, c’est « celui qui croit en Jésus-Christ, qui est baptisé et fait profession de la religion instituée par Jésus-Christ » nous dit le Dictionnaire de Trévoux.
Les deux premiers termes de cette définition sont évidents, mais qu’en est-il du troisième ? Qu’est-ce que « faire profession » de la religion chrétienne ?
Lors de son baptême, tout chrétien est tenu de professer sa foi, ou bien, s’il n’est pas encore en âge, son parrain devra le faire pour lui. Cette profession de foi se concrétise par la formulation du Credo. Or, que dit ce Credo, aussi appelé profession de foi ? Et quelle profession de foi choisir ?
La plus œcuménique, actuellement acceptée par l’ensemble des confessions chrétiennes occidentales, est sans nul doute le « Symbole des apôtres ». Que dit-il ?
Je crois en un seul Dieu, le Père tout-puissant, Créateur du ciel et de la terre, et en Jésus-Christ, son Fils unique, notre Seigneur, qui a été conçu du Saint-Esprit, est né de la Vierge Marie ; a souffert sous Ponce Pilate, a été crucifié, est mort, a été enseveli, est descendu aux enfers ; le troisième jour, est ressuscité des morts ; est monté au ciel, siège à la droite de Dieu, le Père tout-puissant ; d'où Il viendra juger les vivants et les morts. Je crois en l'Esprit-Saint, à la sainte Église universelle, à la communion des saints, la rémission des péchés, la résurrection de la chair et la vie éternelle.
Voilà, et l’Église ne demande rien de plus pour baptiser et reconnaître ses membres afin de leur donner tous les sacrements qui leur viendront en aide.
Nous pourrions résumer cette exigence de croyance en trois articles de foi :
- La divine Trinité, Père, Fils et Saint-Esprit,
- La divinité du Christ et son incarnation, vrai Dieu et vrai homme,
- La résurrection du Christ et celle future des hommes.
articles auxquels on doit ajouter l’économie salvatrice du Christ. Voici donc ce qui résume et concentre l’essence du christianisme. Aucun autre acte de foi n’est exigé du chrétien, bien que les décisions conciliaires aient vu la proclamation de divers dogmes qui nourrissent et enrichissent la théologie de l’Église, tout en générant les germes de sa division.
Le Rite Écossais Rectifié, s’exprimant dans un ordre qualifié de chrétien, doit donc proposer des enseignements - regroupés en un corps de doctrine - compatibles avec cette expression fondamentale du christianisme. Ces enseignements sont dispensés, de façon voilée, via des rituels sous forme d’instructions et surtout de symboles, maximes, emblèmes, allégories, proposés tout au long des cérémonies de réception, mais aussi d’ouverture et de fermeture des travaux. Ces enseignements sont dispensés graduellement, dans la classe du Régime qualifiée de maçonnique et symbolique, en soulevant régulièrement un petit pan du voile qui les dissimule. Ils ne sont donc pas clairement exposés, et ce n’est que dans ce qui constitue encore, non officiellement, la troisième et ultime classe du Régime que l’explication des symboles sera donnée.
C’est ainsi que Jean-Baptiste Willermoz et Charles de Hesse-Cassel ont toujours voulu opérer ensemble. Les frères lyonnais avaient déjà exposé clairement cette intention, à la Province de Bourgogne, dans leurs échanges pré-conventuels du printemps 1782. Ils expliquaient alors que le travail à effectuer dans la classe symbolique permettrait un jour de « connaître la vraie Maçonnerie, c'est-à-dire la vraie explication des symboles ; ce qui constituerait la troisième et dernière classe du Régime »[2]. Cette intention avait été exposée et précisée par Willermoz, au convent de Wilhelmsbad, dans son préavis à sa propre motion. Il y présentait le projet de formation de cette troisième et ultime classe de l’Ordre qui permettrait de « partager […] des connaissances précieuses ; car, précisait-il, si nous voulons examiner, de bonne foi et sans préjugé, nos symboles, emblèmes et cérémonies, […] pouvons-nous méconnaître qu’ils voilent à nos yeux de plus grandes et utiles vérités ? »[3] À défaut de mieux, cette classe, officieuse et non ostensible, sera celle de la Profession, composée des grades de Profès et Grands Profès, et proposant des instructions secrètes. Celle des Grands Profès, dénommée Initation secrète, est structurée en quatre parties dont la dernière donne l’explication des grades symboliques. La promesse est donc bien tenue. Cette instruction ayant été rédigée en 1778, les rituels post-wihlelmsbadiens ne pouvaient donc contenir que des symboles explicables par cette instruction. Leur élaboration finale fut longue dans la mesure où, après le convent qui y avait introduit nombre d’éléments étrangers[4], il fallut « supprimer maintenant, de ces rituels et catéchismes, les choses dont on ne devra pas attendre avec quelque certitude, au moins pour quelques uns, une explication précise et finale » qui devait se trouver dans ladite Initiation secrète.
Il est ainsi clair que ce n’est que dans lesdites instructions, et plus particulièrement l’Initiation secrète des Grands Profès, que les enseignements du rite rectifié sont explicitement présentés. Quels sont-ils alors ? et quelle est leur source ?
Sans en publier le texte, il est possible d’avoir une idée assez précise du contenu de l’Initiation secrète grâce à sa table des matières, partiellement établie par Willermoz[5], puis complétée par René Guilly pour la revue Renaissance Traditionnelle. Elle se décompose en quatre grandes sections, auxquelles René Guilly à attribué un titre très évocateur :
1° Origine et but de l’initiation : grandeur originelle et dégradation actuelle de l’homme
2° Origine, nature et constitution de l’univers et de l’homme
3° Corrélations du Temple de Jérusalem avec l’homme et l’univers
4° Explication des grades de la Franc-maçonnerie relativement aux états successifs de l’homme et de sa destinée
Dans les quelques lignes suivantes, Willermoz résume de plus la doctrine de ladite Initiation secrète :
Sur la nature essentielle de l’homme image et ressemblance de Dieu. Sur son émanation […] son émancipation […] et sa première destination dans une forme corporelle glorieuse impassive et incorruptible. Sur son énorme prévarication ; sur les funestes effets qu’elle a produits […] et sa chute en privation dans un corps de matière terrestre. Sur sa nature mixte actuelle, son assujettissement à la puissance démoniaque qui l’a subjugué ; l’impossibilité qu’il se relève de lui-même, et la nécessité absolue que le Verbe de Dieu se fasse homme pour le relever et le réhabiliter dans ses premiers droits, en acquittant comme homme pur, par sa mort et son dévouement volontaire, la dette de l’homme prévaricateur. Sur la double nature de Jésus-Christ, Dieu et homme, dont l’union à jamais indissoluble de ces deux natures en une seule et même personne, a infiniment rehaussé et rendu infaillible le grand ouvrage de la Rédemption du genre humain.[6]
Ce résumé expose la divinité de Jésus-Christ, fils de Dieu, personne divine, Verbe incarné, vrai Dieu et vrai homme, ainsi que son œuvre de rédemption du genre humain par le sacrifice de sa mort. Il ne fait pas état de la Trinité et de la résurrection, mais ces articles de foi sont présentés dans différents chapitres de l’Initiation secrète[7]. Les trois dogmes constitutifs du christianisme y sont donc bien formulés et les principaux articles de la profession de foi chrétienne y sont présentés, comme ils le sont aussi dans la Profession de foi des Chevaliers Bienfaisants de la Cité Sainte.
Quelle est alors la source de cette doctrine ? Encore une fois, laissons Willermoz l’expliquer :
Les sept degrés des connaissances particulières que je possède [ndr : degrès des Élus Coëns] consistent sommairement en deux parties essentielles qui se subdivisent en d’autres analogues. La première consiste en instructions historiques et théosophiques sur le système général de l’univers, sur la nature divine et spirituelle, sur l’homme et sa double nature actuelle spirituelle et matérielle et sur tous ses rapports avec les êtres visibles et invisibles qui l’entourent. […]. Les instructions des Profès et Grands Profès contiennent un précis abrégé de tout ce qui à la première partie qui a paru suffisante pour diriger avec connaissances de cause la multitude des membres de l’Ordre intérieur dans sa conduite journalière.[8]
Puis il confirme plus tard :
Tout ce que j'y ai inséré [dans l’instruction secrète] concernant la partie scientifique n'est du tout point de mon invention ; je l'ai puisé dans les connaissances que j'ai acquises dans l'Ordre que j'ai cité déjà plusieurs fois [ndr : les Élus Coëns][9].
Ainsi, Willermoz confesse avoir repris une grande partie de la doctrine de son Maître avec, ici et là, quelques adaptations rendant certaines propositions plus conformes à l’enseignement de l’Église. En effet, bien qu’elle relève de la théosophie, et non de la théologie, la doctrine de Martines de Pasqually peut être considérée comme parfois porteuse d’une hétérodoxie avérée. Sa conception de la Trinité est non conforme à celle de l’Église, se bornant à l’énoncé d’un ternaire de puissances divines et non à la reconnaissance de trois personnes divines consubstantielles. De plus, sa christologie est parfois défaillante, ou du moins hésitante. En effet, le rôle rédempteur du Christ, suprême et divin médiateur entre l’Éternel et les hommes, est trop peu mis en avant dans le Traité sur la réintégration, bien que plus prégnant dans d’autres écrits du corpus coën[10]. Il en est de même relativement à la double nature du Christ qui est plus induite qu’affirmée. De plus, certaines propositions sont marquées de thèses propres au judéo-christianisme[11]. Même si celles-ci ne sont pas à proprement parler hétérodoxes, elles peuvent ne pas satisfaire toutes les confessions chrétiennes, et en premier lieu l’Église catholique romaine[12]. Willermoz en a adapté certaines, a gommé l’hétérodoxie là où elle se présentait, a redressé la christologie et a surtout mis en exergue la place centrale du Christ dans la réconciliation et la réparation. Cela se lit, en outre, dans ses leçons données au Temple Coën de Lyon entre 1774 et 1776. Mais, il n’a pas pour autant dénaturé l’essence de l’enseignement de son Maître.
Si la doctrine enseignée aux Grands Profès s’appuie fidèlement sur les trois principaux dogmes communs à toutes les confessions chrétiennes, il est d’autres considérations, plus ésotériques, métaphysiques, anthropologiques, cosmogoniques et angélologiques qui ressortissent plus du talmudisme, de la philosophie pythagoricienne et néoplatonicienne, ou encore de la pensée origénienne plus que de la théologie « romaine » ou de son catéchisme. Elles peuvent alors étonner, dérouter, voire choquer des âmes enracinées dans la tradition ecclésiale et les nombreux dogmes confessionnels apparus postérieurement aux conciles généraux et fondateurs du christianisme. Pour autant, Willermoz, en chrétien convaincu, ne propose aucun enseignement contraire à ceux du christianisme. Il faut donc entendre ici par christianisme, l’initiation chrétienne des premiers siècles. C’est celui de la gnose[13], qui a fini par se perdre, ou du moins par être occultée au plus grand nombre, et à laquelle se sont progressivement substitués des catéchismes confessionnels.
Ainsi donc, le Régime rectifié est chrétien tout en étant une forme d’initiation relevant de l’ésotérisme et de la théosophie illuministe. Cette théosophie est plus qu’inspirée de celle des Élus Coëns. Elle la reprend, en grande partie, en la résumant et en l’exposant de façon plus conforme à la foi commune et essentielle de l’Église.
La plupart des Maçons rectifiés trouveront leur bonheur dans l’expérience initiatique chrétienne des rituels et cérémonies des classes symboliques et chevaleresques du Régime. Cette expérience, qui opère une restauration de l’être, viendra se surajouter à celle de leur foi, et permettra de la conforter et la vivre intérieurement. Et c’est heureux, car, dans sa réforme de l’Ordre templier de la Stricte Observance, Willermoz voulait faire des Chevaliers de la Foi. Certains autres Maçons, beaucoup moins nombreux et attisés par un ardent désir, pousseront au-delà leur effort de découverte des vérités de la doctrine. Ils accèderont parfois à la Profession qui leur apportera des lumières qu’ils jugeront plus consolantes et édifiantes et qui affermiront leur foi. Enfin, pour un tout petit nombre, l’intégration profonde de cette initiation - et donc de la doctrine qui la sous-tend – les amènera à remonter à la source en s’approchant des enseignements martinésiens, tout en conservant un œil avisé sur ce qu’a apporté Willermoz dans son opération de « mise en conformité chrétienne », initiée dès 1774. Ce travail s’effectuera à l’extérieur du Régime, en solitaire ou dans de petits groupes se consacrant à ce type d’études d’approfondissement, sans pour autant trahir l’esprit des fondateurs du Régime. C’est ainsi, selon Willermoz, qu’ils s’approcheront de la source de l’Institution maçonnique qui est au-delà du Régime.[14]
Quoi qu’il en soit, il est paradoxal de voir certains Maçons rectifiés se pincer le nez en parlant de Martines de Pasqually et de ses Élus Coëns, ou s’offusquer en lisant des travaux rectifiés inspirés des thèses martinésistes. Il est stupéfiant, et malheureux, de voir certains se livrer à une dénonciation et un dénigrement de ceux qui cherchent la vérité du rite dans ses fondements et ses sources. Confondant voie initiatique chrétienne et voie ecclésiale, ils tentent de ramener tout ce qu’ils touchent aux canons de leur église particulière afin de rentrer en paix avec leur conscience religieuse. Pour cela ils sondent les esprits, accusent sournoisement et dénoncent publiquement ceux qui ne rentrent pas dans les voies canoniques et catéchétiques de leur confession, allant jusqu’à oublier la richesse et la diversité de pensée des pères de l’église. Leurs attaques se portent sur des points de théologie, souvent dogmatique, que, dans leur grande sagesse, les ministres de l’Église réservent à un petit nombre, et dont Willermoz interdisait l’approche en loge. Ils se font les agents de la confusion qu’ils engendrent dans l’esprit de Maçons chrétiens pour lesquels ces questions restent lointaines ou accessoires. Ils œuvrent à la division là où les fondateurs du Régime ne travaillèrent qu’à la réunion des chrétiens de toutes communions en les ramenant aux principes fondamentaux de la foi chrétienne universelle. Ils sèment le doute là où la douce propédeutique rectifiée avait ouvert les sillons des terres fertiles de l’esprit. Ils divisent et repoussent au lieu de rassembler et accueillir. Cette attitude ne témoigne malheureusement que de leur incompréhension de l’œuvre théosophique et initiatique de Willermoz - et de ses frères lyonnais, strasbourgeois et allemands - ainsi que de leur méconnaissance du travail effectué par le Chancelier de la Province d’Auvergne pour redresser les quelques propositions jugées biaises de son Maître.
Sur les sources et enjeux de la rectification au xviiie siècle :
L’épopée des Chevaliers Bienfaisants de la Cité Sainte et de leur Profession, Dominique Vergnolle, préface de Pierre Mollier, Editions de la Tarente, 2021.
[1] Rituel de Maître Écossais de Saint André, 1809
[2] Réponse du Chapitre d’Auvergne à celui de la Ve du 9 juin 1782, BNUS T.140 ff. 104-109
[3] Préavis de Jean-Baptiste Willermoz du 29 juillet 1782, Acte du Convent N°98, Ordre des Francs-Maçons Danois (DDFO), Fonds Charles de Hesse, FXXVI vol.97 a121
[4] Principalement issus des rituels suédois et des enseignements de Christian August Heinrich baron von Haugwitz, qui furent en grande partie supprimés.
[5] BML Ms.5475 (pièce 3)
[6] Extrait de Résumé général de la doctrine, BML, Fonds Willermoz, Ms. 5475 (pièce 5)
[7] Partie II – Art.14 pour la Trinité ; Part II – Art. 33 et Part III - art. 47 pour la résurrection
[8] Lettre Willermoz à Charles de Hesse du 22 avril 1781, DDFO, Hesse, FII vol.10 f8
[9] Lettre Willermoz à Charles de Hesse du 12/19 octobre 178, DDFO, Hesse, FII vol.10 f18
[10] Le Christ est souvent présenté dans le Traité comme dernière manifestation d’Hély, ou esprit du Christ. L’économie de son salut universel y est pourtant bien présente au travers de l’œuvre des trois jours consécutifs à sa crucifixion, celle-ci étant largement commentée. Cette œuvre revêt dans le Traité un caractère majeur qu’il convient d’étudier. Il ne faut pas non plus oublier que le Traité est inachevé et que la longue lignée « ecclésiologique » qu’il décrit s’arrête à Saül. Du fait de son départ à Saint Domingue, Martines n’a donc pas pu s’exprimer entièrement sur le Christ. Sur tous ces sujets cf. D. Vergnolle, op. cit. pp. 171-189, 214-216 et 225-235.
[11] On entend par judéo-christianisme, la pensée chrétienne primitive qui s’exprime dans des cadres et selon des traditions empruntées au Judaïsme, selon la formule de Jean Daniélou.
[12] Voir sur ces points D. Vergnolle, op. cit.
[13] Dans le sens originel de haute connaissance, tel qu’évoqué par Irénée de Lyon, et non pas celui des enseignements gnostiques qu’il dénonce.
[14] Ancienne instruction du Noviciat